II
Imhotep marchait de long en large dans la grande pièce de la maison. Sa belle tunique de toile était sale et froissée. Il ne s’était ni changé, ni lavé, et, sur son visage tiré, se lisaient le chagrin et la peur.
Au fond de la maison, sur laquelle un nouveau malheur venait de s’abattre, les femmes récitaient des prières et pleuraient. Dans la pièce voisine, Mersu, qui était tout ensemble prêtre et médecin, se penchait sur le corps inerte de Yahmose. Debout à la porte, Renisenb le regardait, angoissée, et écoutait. Mersu invoquait Isis :
— Ô Isis ! Délivre-moi ! Délivre-moi du mal mauvais et rouge ! Épargne-moi le coup du dieu, le coup de la déesse, du mort ou de la morte qui peuvent se dresser contre moi.
Un souffle filtra entre les lèvres exsangues de Yahmose. Renisenb joignit sa prière à celle du médecin. Elle murmura :
— Isis, toi qui peux tout, sauve-le ! Sauve mon frère Yahmose !
Des mots, parmi ceux qu’elle venait d’entendre, s’imposaient à son esprit. Le mal, mauvais et rouge… C’était cela, la malédiction qui pesait sur cette maison. Des pensées rouges et mauvaises… Le ressentiment d’une morte…
Sa pensée alla vers Nofret et c’était à Nofret que, maintenant, elle s’adressait :
« Yahmose ne t’a fait aucun mal, Nofret ! Sans doute Satipy était sa femme. Mais tu ne peux pas le rendre responsable de ce qu’elle a fait ! Il n’a jamais eu aucun pouvoir sur elle. Personne non plus, d’ailleurs. Satipy est morte. Est-ce que cela ne te suffit pas ? Sobek est mort, Sobek qui avait médit de toi, mais qui n’avait jamais rien fait contre toi ! Ô Isis, ne laisse pas mourir Yahmose ! Sauve-le de la vengeance de Nofret ! »
Imhotep aperçut sa fille. Ses traits se détendirent et il alla à elle.
— Renisenb, ma chère enfant !
Elle se jeta dans ses bras.
— Père, demanda-t-elle, que disent-ils ?
Imhotep soupira.
— Ils disent que, dans le cas de Yahmose, il reste un espoir… Pour Sobek, tu es au courant ?
— Oui… Tu ne nous as pas entendus nous lamenter ?
— Il est mort à l’aube. Sobek, mon fils, qui était si fort et si beau…
La voix du vieil homme se brisait.
— On n’a pu rien faire ?
— Tout le possible a été tenté. On lui a administré des vomitifs, on lui a donné des bouillons d’herbes, on a appliqué aux endroits prescrits des amulettes sacrées, on a dit des prières, et tout cela en vain ! Mersu est un médecin de grand mérite et, dès l’instant qu’il n’a pu sauver mon fils, c’est que la volonté des dieux était qu’il ne fût pas sauvé !
La prière du prêtre-médecin s’était élevée jusqu’à un chant qui culmina en quelques notes très hautes. Peu après, Mersu sortait de la pièce. Son front était moite. Imhotep se précipita vers lui.
— Alors ?
— Par la grâce d’Isis, répondit le médecin, ton fils vivra. Il est faible encore, mais les effets du poison ne sont plus à redouter. Les esprits mauvais s’éloignent.
Changeant de ton, sa voix retrouvant des inflexions normales, il ajouta :
— Il est heureux que Yahmose n’ait pris que peu de ce vin empoisonné. Il a bu à petites gorgées, alors que Sobek semble avoir englouti d’un trait le contenu de sa coupe.
— Toute la différence de leurs caractères apparaît dans cette seule observation, fit remarquer Imhotep. Yahmose, timide et circonspect, ne se hâte jamais, même pour boire ou pour manger. Sobek, au contraire, était, hélas, facilement imprudent.
Après un silence, il demanda :
— Ce vin était indiscutablement empoisonné ?
— Aucun doute n’est possible, Imhotep. Mon assistant a fait des expériences avec ce qu’il restait dans la jarre : tous les animaux qui en ont absorbé sont morts plus ou moins vite.
— Et pourtant, j’avais moi-même bu de ce vin une heure plus tôt !
— Il n’était pas encore empoisonné à ce moment-là. Il ne l’est devenu que plus tard…
Imhotep frappa de son poing droit dans la paume ouverte de sa main gauche.
— Personne, déclara-t-il avec force, n’oserait, parmi les vivants, empoisonner mes fils sous mon propre toit.
C’est impossible ! Je dis « parmi les vivants ».
Mersu acquiesça d’un mouvement de tête. Son visage restait impénétrable.
— Tu es mieux placé que quiconque, Imhotep, pour en juger.
Imhotep, nerveux, se grattait le cou derrière l’oreille.
— Il y a quelque chose que je veux vous faire entendre, dit-il brusquement.
Il frappa dans ses mains. Un domestique apparut.
— Envoie-moi le petit pâtre, ordonna Imhotep. Revenant à Mersu, il reprit :
Cet enfant est plutôt faible d’esprit, il ne comprend souvent qu’avec difficulté ce qu’on lui dit et je ne crois pas qu’il ait tout son bon sens. Mais il a des yeux et il voit clair. De plus, il est très dévoué à mon fils Yahmose, qui l’a toujours traité gentiment.
Le domestique revenait dans la pièce, tenant par la main un jeune garçon très maigre, vêtu d’une courte tunique de toile, qui jetait autour de lui des regards apeurés.
— Parle ! lui dit Imhotep, d’un ton plein d’autorité. Répète ce que tu m’as dit tout à l’heure !
L’enfant, dont le visage était manifestement inintelligent, baissait la tête. Imhotep sentait l’impatience le gagner.
— Allons, parle !
Esa, appuyée sur sa canne, entrait à petits pas.
— Tu terrorises cet enfant ! dit-elle doucement. Tiens, Renisenb, donne-moi donc ce jujube… Maintenant, mon petit, dis-nous ce que tu as vu.
L’enfant, pas tout à fait rassuré encore, laissait ses yeux aller de l’un à l’autre. Esa vint à son aide.
— C’était hier, tu sais, quand tu es passé près de la porte de la cour… Tu te souviens de ce que tu as vu ? L’enfant hocha la tête et murmura :
— Où est le seigneur Yahmose ?
Mersu dit, avec bonté :
— C’est le vœu du seigneur Yahmose que tu nous dises ce que tu as vu. N’aie aucune crainte. Personne ne te fera de mal.
Le visage de l’enfant s’éclaira.
— Le seigneur Yahmose a été bon pour moi. Je ferai ce qu’il désire.
Comme il se taisait, Imhotep, perdant patience, faillit intervenir. Un regard du médecin l’en dissuada. Brusquement, l’enfant se mit à parler, à mots précipités et en jetant des coups d’œil de droite et de gauche, comme s’il avait craint que quelqu’un, hors de la pièce, ne l’entendit.
— Je courais après le petit âne qui est protégé par Seth et qui est toujours prêt à mal faire. Il venait de passer devant la grande porte de la cour et, tout en le poursuivant avec mon bâton, j’ai regardé vers la maison. Il n’y avait personne sous le porche, mais il y avait là une grande jarre de vin… Alors, il y a une femme, une dame, qui est venue de la maison. Elle est allée près de la jarre… Elle a mis ses mains au-dessus et elle est rentrée… Probablement dans la maison, mais je n’en suis pas sûr… Parce qu’à ce moment-là entendant des pas derrière moi, je me suis retourné et j’ai aperçu le seigneur Yahmose qui revenait des champs… Alors, je me suis remis à courir après le petit âne, pendant que le seigneur Yahmose entrait dans la cour…
— Et tu ne l’as pas prévenu ? cria Imhotep avec colère. Tu ne lui as rien dit ?
Le petit pâtre fondit en larmes.
— Je ne savais pas qu’il s’était passé quelque chose de mal !… Je n’avais vu que la dame qui souriait en étendant sa main au-dessus de la jarre… Je n’avais rien vu d’autre…
Cette dame, demanda le prêtre, qui était-elle ?
D’un air stupide, l’enfant secoua la tête.
— Je ne sais pas. Ce devait être une des dames de la maison, mais je ne les connais pas. Mon troupeau est tout à l’autre bout du domaine. Elle portait une tunique de toile teinte…
— Une domestique ? demanda le prêtre.
L’enfant protesta avec énergie :
— Sûrement pas !… Elle avait une perruque et elle portait des bijoux… Une domestique n’a pas de bijoux.
— Des bijoux ? dit Imhotep. Quels bijoux ?
La réponse vint, immédiate et très nette. Il semblait que le petit pâtre, certain de ce qu’il avançait, avait enfin réussi à dominer ses appréhensions.
— Un collier de perles à trois rangs, avec un pendentif retenu par des griffes de lion en or…
Imhotep apparaissait soudain très congestionné.
— Si tu mens, mon garçon…
La voix de Mersu se faisait menaçante. L’enfant ne lui permit pas d’achever sa phrase.
— Mais c’est la vérité ! Je le jure.
De la chambre voisine, Yahmose appela faiblement, demandant :
— Que se passe-t-il donc ?
L’enfant se précipita par la porte ouverte et vint se jeter à genoux au pied de la couche de Yahmose.
— Maître, on me tourmente.
Avec effort, Yahmose tourna sa tête qui reposait sur un oreiller de bois.
Il ne faut pas martyriser cet enfant, murmure-t-il. Il est un peu simple, mais il est honnête. Promettez-moi qu’on le laissera tranquille !
— N’en doute pas, mon fils, répondit Imhotep. Le petit, j’en suis convaincu, ne nous dit que ce qu’il a vu. Je ne le crois pas capable d’inventer…
S’adressant à l’enfant, il ajouta :
Tu peux te retirer, mon garçon. Seulement, reste à proximité de la maison, pour que nous puissions te trouver facilement si nous avons besoin de toi.
Le petit pâtre se mit debout. Son regard restait fixé sur Yahmose.
— Tu souffres, seigneur Yahmose ?
Un pâle sourire éclaira le visage de Yahmose.
— N’aie pas peur ! Je ne mourrai pas. Va-t-en… et n’oublie pas ce qu’on t’a dit.
L’enfant s’éloigna en souriant. Le prêtre examina les yeux de Yahmose, lui prit le pouls, puis, après lui avoir recommandé de dormir, rejoignit les autres dans la grande salle. Il alla directement à Imhotep.
— La description donnée par l’enfant t’a permis de reconnaître quelqu’un ?
Imhotep répondit d’un signe de tête affirmatif. Ses joues bronzées s’étaient colorées de rose.
— Oui. Nofret, seule, a porté ici une tunique de toile teinte. C’était une nouvelle mode qu’elle avait apportée du Nord. Elle en possédait plusieurs qui ont été placées dans son tombeau. Quant au collier, je le reconnais comme un de ceux que je lui avais donnés. Il n’y en a pas de semblables dans la maison. C’était un bijou de prix et il a été déposé dans sa sépulture, avec tous ceux qu’elle avait.
Levant les bras au ciel, il poursuivit :
— Pourquoi cette persécution ? C’est ce que je ne m’explique pas. J’ai magnifiquement traité ma concubine, elle a été reçue ici avec tous les honneurs auxquels elle avait droit, elle a été enterrée selon les rites et je n’ai point regardé à la dépense, j’ai mangé et bu avec elle en toute amitié, tout le monde peut en certifier, elle n’a jamais eu à se plaindre de moi et j’ai même fait pour elle plus qu’il n’était peut-être légitime, puisque j’étais tout prêt à la favoriser au détriment des fils nés de mon propre sang ! Pourquoi, cela étant, revient-elle pour nous persécuter, moi et ma famille ?
— Il ne semble pas, objecta gravement Mersu, que tu sois personnellement menacé par sa colère. Le vin, quand tu as bu, était encore inoffensif. Quelqu’un, parmi les tiens, avait-il cherché à nuire à ta concubine ?
— Oui, répondit Imhotep. Une femme, mais elle est morte.
— L’épouse de ton fils Yahmose ?
— Oui.
Après une pause, Imhotep reprit :
— Est-il possible de faire quelque chose, Révérend Père ? Comment pouvons-nous nous défendre contre cette malédiction qui nous frappe ?
Avec un soupir, il ajouta :
— Ah ! jour funeste que celui où j’ai introduit cette femme en ma maison.
Kait entrait dans la pièce.
— Un jour funeste, en effet ! s’écria-t-elle d’une voix sourde.
Ses yeux étaient rouges des larmes qu’elle avait versées et ses traits reflétaient une résolution inflexible. On devinait chez elle un ressentiment qui ne s’apaiserait pas.
— Oui, reprit-elle, ce fut un jour funeste, Imhotep, que celui où tu as amené ici cette femme qui devait faire périr le plus habile et le plus beau de tes fils ! Elle a fait mourir Satipy et Sobek, mon époux. Yahmose ne lui a échappé que de peu. Qui sera sa prochaine victime ? Épargnera-t-elle les enfants, elle qui frappa ma petite Ankh ? Il faut faire quelque chose, Imhotep.
Imhotep répéta la phrase, en écho, et tourna vers le prêtre un regard interrogateur. Mersu hocha la tête, de l’air de quelqu’un qui mesure ses responsabilités.
— Imhotep, dit-il, il n’est pas impossible d’agir, dès l’instant que nous sommes sûrs des faits. Je pense à Ashayet, ton épouse disparue. C’était une femme dont les avis comptaient dans la famille, qui jouit sans aucun doute d’une certaine influence au Pays des Morts, qui peut agir en ton nom et contre qui cette Nofret est impuissante. C’est elle qu’il nous faut invoquer.
Kait ricana.
— Ne tardez pas trop ! Les hommes sont tous les mêmes… et les prêtres comme les autres ! Ils veulent bien agir, mais conformément à la loi et en s’inspirant des précédents. Soit !… Mais ne perdez pas de temps. N’attendez pas que la mort ait de nouveau frappé en cette maison !
Ayant dit, elle tourna les talons et quitta la pièce.
— C’est une brave femme ! murmura Imhotep. Bonne mère, bonne épouse… mais qui ne se comporte pas toujours envers le maître de la maison ainsi qu’elle le devrait. Evidemment, dans les circonstances actuelles, je lui pardonne ! Nous sommes tous bouleversés et nous ne savons plus trop ce que nous faisons !
— Il y en a ici, fit remarquer Esa, qui ne l’ont jamais su.
Imhotep jeta à la vieille femme un coup d’œil oblique, mais ne répliqua pas. Il emboîta le pas au médecin qui se retira, tout en lui faisant maintes recommandations quant aux soins à donner à Yahmose. Renisenb se tourna vers sa grand-mère qui, assise dans un coin de la pièce, semblait plongée dans de profondes réflexions.
— A quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle.
— Effectivement, Renisenb, je pense, répondit Esa. Il se passe dans cette maison des choses si étranges qu’il n’est pas mauvais, je crois, que quelqu’un réfléchisse un peu.
Renisenb fut secouée d’un petit frisson.
— J’ai peur, dit-elle.
— J’ai peur, moi aussi ! Mais, probablement, pas pour les mêmes raisons que toi.
D’un geste familier, elle remit sa perruque en place.
— Heureusement, reprit Renisenb, Yahmose vivra.
— Oui, le médecin est arrivé à temps. Il n’aura peut-être pas autant de chance une autre fois !
— Tu crois qu’il y aura une autre fois ?
J’estime que vous ferez bien, Yahmose, toi, Ipy et peut-être Kait, de faire attention à ce que vous mangez et buvez. Ne prenez rien sans l’avoir fait auparavant goûter par un esclave.
— Mais toi, grand-mère ?
Esa eut un sourire malicieux.
— Moi, répondit-elle, je suis une vieille femme et j’aime la vie comme l’aiment les vieillards. Tous les instants qu’il me reste à vivre, je les savoure. De tout le monde, ici, c’est moi qui ai les plus belles chances de survie, parce que de tout le monde, c’est moi qui me méfie le plus.
— Et mon père ? Il n’est pas possible que Nofret lui veuille du mal !
— Ton père ? Je n’en sais rien… Vraiment… Je ne vois pas encore très clair dans tout ça. Demain, quand j’aurai réfléchi, quand j’aurai bavardé avec ce petit pâtre, dont j’aimerais examiner l’histoire d’un peu près, je serai peut-être plus avancée…
Sans rien ajouter, elle se leva et, martelant le sol de sa canne, s’en fut vers sa chambre.
Renisenb, après avoir passé un court instant au chevet de Yahmose, qui s’était endormi, gagna le quartier des femmes et s’arrêta à la porte de Kait, qui berçait un de ses enfants. Kait semblait avoir retrouvé son calme habituel. Elle était telle que Renisenb l’avait toujours vue.
Renisenb, que Kait n’avait pas aperçue, retourna à sa propre chambre. Le coffret à bijoux, qui avait appartenu à Nofret, était sur une table, parmi les pots de cosmétiques et des flacons de parfum. Renisenb le prit en main et, longuement, le contempla. Ce coffret, Nofret l’avait touché, elle l’avait manié, il était à elle…
De nouveau, Renisenb se sentait prise de pitié pour la pauvre Nofret. Elle était malheureuse et sa tristesse, peu à peu, s’était changée en ressentiment puis en haine. Et cette haine, encore inassouvie, exigeait qu’elle se vengeât.
Renisenb, d’un geste machinal, ouvrit le coffret. Le collier de corail était toujours là, ainsi que l’amulette cassée. Mais il y avait aussi autre chose !
D’une main tremblante, son cœur battant à se rompre, Renisenb retira du coffret un collier de perles supportant un pendentif, retenu par des griffes de lion…